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Le capitaine Leblond s’est
installé à Cosne. Il est considéré au bataillon comme le seul officier pondéré,
respectueux des ordres reçus et de la guerre classique. Par ce fait, les
rapports qu’il entretient, entre autres avec le sous-lieutenant Alain Le
Bobinnec, manquent de cordialité. Rares sont les jours où le jeune Breton ne se
voit pas menacé de sanctions qui s’échelonnent dans un éventail allant des
arrêts de rigueur au conseil de Guerre.
Alain Le Bobinnec s’en
contrefout. Il laisse passer les orages qu’il accueille avec un désarmant
mélange de respect et d’insolence, et continue à n’en faire qu’à sa tête. Le
sous-lieutenant a sa bande qui lui obéit aveuglément, et il faut au capitaine
Leblond une obstination caractérielle pour ne pas se lasser de transmettre à
son subordonné des consignes qui sont aussitôt enfreintes.
Le 7 septembre, Leblond
a posté les équipages des deux jeeps à l’entrée nord de Cosne. Ces équipages :
sont ceux du lieutenant Le Bobinnec et du sergent Boutinot.
Pour Leblond, cet ordre
est logique : une unité occupant une position poste des sentinelles aux
accès : Pour Le Bobinnec, c’est absurde, car à quelques kilomètres au nord
il y a Bourgoin et sa compagnie. Qu’on place un homme de garde, à la rigueur, mais
qu’on en immobilise huit, ça dépasse et exaspère le jeune sous-lieutenant.
« Je vais me
promener, déclare-t-il au sergent Boutinot. Si Leblond fait une inspection, improvise,
raconte-lui n’importe quoi.
— Le Vieux va pas
aimer ça, mon lieutenant. Il peut appeler ça abandon de poste devant l’ennemi. Ça
peut aller chercher dans les douze balles.
— Sois pas
pessimiste ! Il va peut-être mourir d’apoplexie en constatant mon absence.
— Peut-être, comme
tu dis. Mais il vaut mieux mettre toutes les chances de notre côté. S’il
constate notre absence à tous les deux, il va sûrement mourir d’apoplexie. »
Ayant dit, le sergent
Boutinot prend tranquillement place dans la jeep du sous-lieutenant. ! « Et
s’il se pointe, c’est nous qui dérouillons, fait remarquer un caporal.
— Penses-tu, répond
Le Bobinnec goguenard, tu lui diras que je suis allé pisser et que j’ai pris le
sergent pour me couvrir. »
La jeep contourne Cosne
au maximum de sa vitesse. Le Bobinnec engage ensuite le véhicule sur la route
de Nevers, zone totalement interdite. D’après les derniers renseignements, Nevers
est occupé par une forte concentration ennemie.
Le compteur de la jeep
oscille entre 80 et 85. La route est superbe. Le vent tiède qui frappe leur
visage exalte les deux parachutistes. Ils traversent La Charité sans ralentir, il
est 1 heure de l’après-midi, les volets sont prudemment clos, les rues désertes.
« On va loin comme
ça ? demande Boutinot sans la moindre inquiétude.
— Si ça continue, on
peut être à Vichy dans moins de deux heures.
— Riche idée, enchaîne
Boutinot qui commence chanter, repris en chœur par le sous-lieutenant : Maréchal
nous voilà !… »
Les deux hommes
continuent à plaisanter. Ils n’ont pas le moindre sentiment de danger. C’est
tout juste s’ils s’aperçoivent qu’ils roulent maintenant dans les faubourgs de
Nevers.
Le Bobinnec ralentit. Boutinot
arme les deux mitrailleuses de tête.
« On va peut-être
un peu fort, fait-il remarquer, j’ai l’impression qu’on est à Nevers. Il est
question d’une division blindée allemande qui occupe la ville. »
Le sous-lieutenant
arrête la jeep. Presque aussitôt elle est entourée par des civils goguenards et
joyeux qui, sortant précipitamment de chaque maison, acclament les
parachutistes. Le sous-lieutenant cherche à trouver un interlocuteur valable.
« Les Allemands ?
questionne-t-il. Où sont les Allemands ?
— Ils viennent d’évacuer.
Ils ont tous foutu le camp dans la direction de Vichy, répond un facteur. Depuis
ce matin ils emballaient tout. Il y a plus de deux heures que les derniers
éléments sont partis. Allez à l’hôtel de ville, ils vous en diront davantage, ils
préparent un vin d’honneur.
— Ça tombe bien, j’ai
soif », lance Boutinot, souriant.
Sous les acclamations, la
jeep pénètre dans l’enceinte de l’hôtel de ville. Le secrétaire général rejoint
les parachutistes sur le perron, les entraîne au premier étage où une foule de
notables sont rassemblés. Les premiers bouchons de Champagne sautent.
À plusieurs reprises, Le
Bobinnec et Boutinot font des apparitions au balcon, répondent par de larges
gestes aux applaudissements, aux bravos et aux hourras de la foule.
« Ça me botte vachement,
la célébrité, fait remarquer le sergent. Tu crois qu’ils nous prennent pour de
Gaulle et Eisenhower ?
— Sans aucun doute,
réplique Le Bobinnec. Mais si on continue à ce rythme, on va se retrouver canés
comme des sagouins.
— En ce qui me
concerne je ne risque plus rien. Ça y est », lance, hilare, Boutinot, sans
pour autant oublier gestes chaleureux vers la foule.
Malgré la douce torpeur
qui commence à l’envahir, Alain Le Bobinnec réalise que la situation peut
devenir délicate. Il est 4 heures de l’après-midi, et le capitaine Leblond a dû
sans conteste s’apercevoir maintenant de leur absence ; il doit brailler
comme un beau diable.
« Je vous prie de
nous excuser, déclare cérémonieux le sous-lieutenant au secrétaire général. Nous
devons rentrer sur Cosne, rendre compte de notre mission de reconnaissance. Nous
avons une vacation avec Londres à 19 heures, il faut les aviser de la libération
de Nevers. D’autre part, je pense que notre unité viendra s’implanter chez vous
demain, et des dispositions vont devoir être prises.
— Prenez une
bouteille de Champagne pour la route », répond le secrétaire général sur
un ton qui trahit une allégresse qui n’est plus uniquement provoquée par le
départ de l’occupant.
Boutinot se saisit de la
bouteille, tandis que le secrétaire leur tend encore deux verres pleins.
Le Bobinnec a du mal à
frayer à sa jeep un chemin à travers la foule exubérante, mais dès que la voie
s’éclaircit, il reprend un rythme d’enfer, d’abord dans les rues de Nevers, ensuite
sur la route de La Charité.
« Au P.C. l’accueil
risque d’être moins chaleureux ! réalise le sous-lieutenant.
— On a libéré
Nevers, oui ou merde ? » braille Boutinot, en faisant sauter le
bouchon de la bouteille.
La mousse s’échappe sur
ses mains et ses manches ; 9 porte la bouteille à ses lèvres et engloutit
de lourdes gorgées. Ensuite, dans un rot bruyant, il la tend à son ! chef.
Conduisant de la main gauche, Le Bobinnec, à son tour, ingurgite une solide rasade.
Lorsqu’ils parviennent à
l’hôtel de Cosne dans lequel Leblond a établi son P.C., il semble que rien ne
puisse altérer la bonne humeur des deux parachutistes.
Un jeune officier sort
en coup de vent au moment où la jeep pénètre dans la cour. Il est suivi par
deux sergents.
« Alain, nom de
Dieu ! Tu es malade ! Ce coup-ci tu n’y coupes pas, tu passes le
falot.
— Le falot, mon cul !
Avec comme motif : À libéré tout seul la ville de Nevers !
— Tout seul ! Et
moi j’étais aux fraises, probablement ? jette indigné Boutinot, dans un
hoquet.
— Et en plus ils
sont bourrés ! Allez boire un café, prenez une douche, le Vieux est dans
une fureur noire, il est foutu de vous faire fusiller sur place.
— On va voir ça »,
déclare énergiquement Le Bobinnec qui, à travers la salle à manger, prend la direction
du bureau de son chef, suivi par Boutinot dont le pas est plus hésitant.
Le Bobinnec et Boutinot
n’ont pas traversé entièrement la grande salle lorsque le capitaine Leblond y
pénètre par une porte opposée. Il toise les deux hommes, sévère et méprisant.
« En outre, vous
êtes ivres ! Je signalerai votre conduite au lieutenant-colonel Bourgoin à
18 h 45.
Il transmettra à Londres
à 19 heures. Je me désintéresse de la suite.
— Avec tout le
respect que je vous dois, mon capitaine, il me semble que l’état-major du
général Mac-Leod serait plus intéressé par l’évacuation de Nevers par la
division blindée allemande qui l’occupait jusqu'à ce matin, que par le fait qu’en
cet honneur, j’ai – j’avoue – abusé de spiritueux. »
Le mépris et la sévérité
demeurent sur la physionomie du capitaine, mais une lueur d’intérêt s’y ajoute.
« Expliquez-vous
dans la mesure où vous vous considérez en état de le faire. »
Alain Le Bobinnec s’explique.
Il parvient à se montrer suffisamment convaincant pour que Leblond ne mette pas
en doute l’authenticité de son rapport. À 19 h 15, revenant de la
vacation radio, le capitaine Leblond fait part des ordres qu’il vient de recevoir
de Bourgoin : la compagnie fera mouvement sur Nevers le lendemain à l’aube ;
le Manchot l’a en outre chargé de féliciter le sous-lieutenant Le Bobinnec et
le sergent Boutinot pour leur initiative. « Ça s’arrose ! lance
Boutinot.
— Merci, pas de
mélange, objecte en riant Le Bobinnec.
— Qui a parlé de
mélange, mon lieutenant ? J’ai une caisse de Champagne dans la jeep.
— Pillage ! Bravo !
— Mon lieutenant !…
Don du petit personnel féminin de la sous-préfecture. »
Pendant qu’une partie
importante de ses hommes va s’implanter autour de Nevers, le quartier général
du lieutenant-colonel Bourgoin reste à Briare.
Quant au capitaine
Lebond, il a pris le parti de se désintéresser d’Alain Le Bobinnec et de sa
bande de braconniers, comme il les appelle. Il se contente de jeter un vague
coup d’œil sur les rapports quotidiens de l’équipe à laquelle il prodigue sans
conviction des conseils de prudence.
À son sous-lieutenant, il
a déclaré sur un ton blasé :
« Vous confondez
courage et inconscience ! Vous ne devez qu’à une chance insolente le fait
d’être encore en vie. Pour moi ce n’est qu’un sursis. Sachez, une fois pour
toutes, que je ne vous admire pas. Mais je préfère pour le prestige de l’unité
vous voir tomber au combat plutôt que traduit devant un tribunal militaire. Alors,
poursuivez vos facéties, promenez-vous dans les lignes ennemies, dorénavant je
m’en lave les mains. »
Le Bobinnec sourit :
« Vous dramatisez, mon
capitaine ! C’est vous-même qui nous avez appris que la devise des S.A.S. était
aussi « Croire et Oser ».
Alain Le Bobinnec était
désarmant. Il savait jouer de son charme d’adolescent prématurément jeté dans
une aventure impitoyable. C’était un grand et solide gaillard, au regard et au
teint clairs, qui donnait en permanence l’impression de tirer une enivrante
volupté d’une santé et d’un équilibre innés.
Le 9 septembre, un peu
avant l’aube, la jeep du sous-lieutenant Le Bobinnec roule dans les faubourgs
de Nevers en direction du sud.
C’est le sergent
Boutinot qui conduit. Derrière ont pris place les chasseurs parachutistes Lucas
et Bodard. Le véhicule roule lentement, les S.A.S. sont attentifs. À chaque
virage ils risquent de se trouver nez à nez avec l’ennemi.
À quatre kilomètres de
Nevers, ils s’engagent sur la nationale 76 qui, dans la direction de l’ouest, va
jusqu’à l’Allier. Au Colombier, ils quittent la nationale pour reprendre leur
progression vers le sud. De plus en plus prudemment, la jeep roule sur la
départementale 134. Sans rencontrer le moindre obstacle, les parachutistes
arrivent au gros bourg de Langeron.
Il est 7 heures du matin.
Une insolite effervescence règne au centre du village.
Dans un désordre confus,
des groupes de résistants parlementent avec des représentants de la population,
l’arrivée de la jeep est saluée par les scènes rituelles d’exaltation
frénétique et passionnée. Un grand échalas, loin de l’âge logique des galons de
colonel qu’il arbore, se présente avec une humilité qui trahit la fragilité
dans laquelle il tient le grade dont il s’est affublé. Pourtant il paraît jouir
des prérogatives de chef et exercer sur les hommes qui l’entourent une
indéniable autorité.
« C’est le Ciel qui
vous envoie, lieutenant, déclare-t-il à Le Bobinnec. Nous nous trouvons devant
un dramatique cas de conscience. Vous arrivez à temps pour nous aider à régler
la situation.
— J’espère que vous
ne surestimez pas mes possibilités ! Je vous écoute.
— À quelques kilomètres
d’ici, à Saint-Pierre-le-Moûtier, il y a près de deux mille Allemands qui se
sont retranchés, des Boches parmi les pires, c’est un élément de la Waffen S.S.
appartenant à la division Das Reich. Ils ont pris position dans la ville
il y a quarante-huit heures. Sur la route, ils ont été harcelés par des
embuscades tendues par nos maquis. Nous leur avons infligé des pertes et il
semble qu’ils s’en trouvent fous furieux. D’après des habitants de Saint-Pierre
qui sont parvenus cette nuit à franchir leurs lignes, les S.S. se montrent d’une
extrême virulence et d’une inquiétante nervosité. Le pire est à redouter. Par
contre, ils auraient parlé de capitulation dans la mesure où ils s’y
trouveraient face à une unité régulière.
— C’est en tout cas
vraisemblable, admet Le Bobinnec. C’est partout le même processus. Ils ont une
confiance relative en votre respect des conventions de Ge nève.
— Ça leur va bien !
— Ne vous méprenez
pas. Je ne vous jette pas la pierre, mais là n’est pas la question. Qu’attendez-vous
au juste de moi ?
— Que vous tentiez
d’aller les trouver et de parlementer. »
Le Bobinnec émet un
sifflement sceptique avant de répondre :
« Ce serait un
bluff colossal ! Il n’y a rien de solide derrière moi, je suis en
patrouille de reconnaissance. Les Américains sont au nord de la Loire et ne
semblent pas disposés à la franchir ; ce serait du reste une erreur
tactique de leur part. Avez-vous des renseignements sur la progression de la LRD
armée, et notamment sur celle de la 13e demi-brigade de Légion
étrangère qui ne devrait plus se trouver bien loin ?
— Depuis deux jours,
ils tombent sur des os, ils piétinent, et toute la tragédie est là. Entre eux
et nous, il y a une énorme concentration allemande ; certains Boches ont
opté pour la guerre à outrance, mais les plus usés, les plus modérés, les plus
défaitistes sont hantés par la même obsession : ne pas tomber entre les
mains des Français, et se rendre aux Américains. Ils se savent pris dans un
étau, ils savent qu’au nord se tiennent les Américains, et au sud les Français
libres. Ils viennent de démontrer qu’ils sont capables de se battre comme des
lions avec l’acharnement du désespoir plutôt que de se rendre aux troupes
françaises, et c’est la raison pour laquelle ils les accrochent. Ils pensent
ainsi gagner du temps, le temps qui permettrait aux Américains d’arriver jusqu’à
eux.
— Pourquoi ne
remontent-ils pas tranquillement jusqu’à la Loire ?
— Les maquis, la
Royal Air Force. Les Boches préfèrent s’implanter dans les agglomérations, et la
liste des bourgs martyrs s’allonge de jour en jour.
— Vous n’oubliez qu’un
détail, c’est que je suis français.
— Votre uniforme et
votre véhicule sont anglo-américains. Vous pouvez prétendre être envoyé en
plénipotentiaire par les Alliés.
— C’est un sacré
coup de poker votre histoire ! Un coup à se faire découper en tranches
fines pour peu que votre chef S.S. ait une crise de foie.
— Lieutenant, si
les légionnaires arrivent, ils vont les déloger à l’arme lourde ! Eux non
plus ne sont pas des poètes, vous le savez aussi bien que moi. Ça peut durer
plusieurs jours. Il y a à Saint-Pierre-le-Moûtier des milliers de civils, des
femmes, des enfants, des vieillards. »
Le Bobinnec se retourne
vers ses trois hommes.
« Qu’est-ce que
vous pensez, les gars ?
— Arrête ton cirque,
tu veux bien, Alain ! lance Boutinot. Ce qu’on en pense tu n’as rien à en
foutre, et tu le sais aussi bien que nous. Ta décision est prise depuis le
début de ce baratin. Tu n’imagines pas que l’on va te laisser y aller seul.
— Et vous deux, derrière ?
— Pas question que
je quitte la jeep, répond Bodard, j’ai pas envie de rentrer à pied.
— Moi, y a un truc
qui me chiffonne dans cette histoire, mon lieutenant, ajoute Lucas.
— Je t’écoute.
— Qu’est-ce que c’est
au juste un plénipotentiaire ? »
Le Bobinnec répond dans
un sourire : « Dans le cas présent, une sorte de super-pigeon.
— Je vous fais
confectionner un drapeau blanc », interrompt le colonel F.F.I. qui lance
un ordre à l’un de ses hommes.
Boutinot interpelle
celui-ci avant qu’il s’éloigne : « Hé ! dis donc, lésine pas sur
le métrage ! J’aime autant qu’on le voie de loin… »